Autoportrait anti-selfie, retour de La Grande Parade Métèque (2017)

« Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée
par ta volonté en loi universelle de l’humanité »

EMMANUEL KANT

C’est parce que je me vois regarder mon reflet dans le miroir des réseaux sociaux, que je te vois le faire aussi. Je nous vois bricoler pour récolter de l’attention. Chacun son espace, son mur, sa chambre, son affichage de photos-souvenirs, ses selfies avec ses potes, ses photos de quand j’étais jeune et bonne. C’est un reflet de l’époque cohérent avec l’individualisme décomplexé du Chacun pour Moi. Nos profils disent en silence : regarde-moi, entend-moi, estime-moi, vois comme je suis cool. Rien de plus normal quand l’un de nos besoins fondamentaux est d’aimer et d’être aimé ; Lordon redit ce que disait déjà Spinoza.

Nous vivons dans une société atomisée où nombre de personnes souffrent d’un manque de reconnaissance et d’un profond sentiment de solitude que la compagnie des autres ne comble pas nécessairement. Consciente de prendre part au jeu, j’aspire à en sortir, mais je n’ai pas encore fait le pas. Je me raconte que l’initiative dans laquelle je suis engagée a besoin que je ne déserte pas. Je sais aussi que les plus belles histoires sont celles qu’on se raconte à soi-même. Vanité. Avec le temps, je me suis donnée des principes, qui comme tous les principes, supportent parfois des exceptions.

J’imagine que tu peux te dire : en voilà encore une qui vient faire la leçon, en se croyant plus maligne que les autres. Moi je vois aussi que d’autres ont moins de problème de conscience que moi. Ce que j’ai réalisé au profit de collectifs m’a permis de m’accorder la légitimité. Je t’expliquerai combien il m’a été difficile de trouver la bonne place dans ces collectifs, et qui plus est dans la vie. J’ai dépassé la question de ce que cette auto exposition pourrait dire de moi. De ton silence, de ton regard critique, de ton manque d’intérêt, de ton mépris, de ta défiance. Je n’ai pas d’autre choix que de m’exposer si j’estime avoir des choses pertinentes à te dire.

Je porte des jugements critiques sur mon époque et tu seras heureux d’apprendre que mes critiques s’adressent en premier lieu à moi. Que j’ai longtemps manqué d’indulgence à mon égard, du à une estime de moi mal réglée. Que si je le dis c’est parce que je sais ce que j’ai à faire, et pourquoi. Je veux te dire que je ne nous condamne pas à ça. Je nous vois et j’attends le moment où en nous sortirons pour produire du collectif, pour mettre en commun nos individualités et porter une parole commune. C’est ce à quoi j’aspire et c’est la raison pour laquelle je m’applique à te parler.